Patrimoine marocain: Histoire d'une notion
'Introduction'
Le patrimoine culturel est un ensemble d’objets matériels (mobiliers et immobiliers) et de pratiques immatérielles. Le patrimoine culturel matériel englobe les monuments historiques, les sites archéologiques et les œuvres ethnographiques et muséales. Quant au patrimoine culturel immatériel, il englobe les expressions corporelles, rituelles, artistiques et linguistiques
En constituant l’héritage commun d’une communauté, le patrimoine culturel est un facteur important du maintien de la diversité culturelle au niveau national et international[1]. Ses composantes sont préservées, restaurées, protégées sauvegardées et montrées au public en raison de leurs valeurs historiques, anthropologiques artistiques et scientifiques.
Les champs du patrimoine ont connu, dans l’histoire une évolution et un élargissement sémantique. Que ce soit au Maroc, en France ou dans d’autres pays, la lexicologie et la signification de ce mot n’ont pas cessé, au fil du temps, de changer et de s’étendre. L’élargissement des champs du patrimoine et sa polysémie sont, d’une part, le résultat de son existence au carrefour de différentes disciplines et de diverses sciences humaines et sociales: histoire, anthropologie, archéologie, géographie, muséologie etc. Ils sont, d’autre part, les conséquences des obligations de la mutabilité diachronique du terme et de
ses adaptations au contexte scientifique (et même politique), national et international. Ces derniers sont marqués par exemple par l’introduction de ce
concept dans les conventions internationales de l’Unesco depuis La convention concernant la
protection du patrimoine mondial culturel et naturel (1972)
[2]
On peut distinguer quatre grandes phases dans l’histoire de l’évolution de la notion du patrimoine au Maroc
1- La dominance du legs islamique immatériel et oral
2- Le tournant colonial imprégné de la matérialité patrimoniale
3- L’accès à l’universalité unesquienne
4- L’orientation vers la recherche des réponses aux enjeux contemporains d’identité et du développement
'Patrimoine et legs islamique immatériel et oral'
La première phase de l’histoire de la notion du patrimoine au Maroc s’étend de l’islamisation jusqu'aux débuts de l’époque coloniale. Elle est marquée par la dominance du legs islamique intangible ; le « tourath » (patrimoine en arabe) qui est associé, durant cette période, à l’héritage arabo-musulman incarné dans la production littéraire, juridique, scientifique et orale traditionnelles. C’est en quelques sortes ce qu’on peut appeler aujourd’hui le « patrimoine religieux islamique ». Ce dernier est plus immatériel que matériel puisque les intellectuels et les érudits en terre d’islam ont laissé dans les différents champs culturels, grâce à leurs écrits et à leurs œuvres, un riche héritage juridique, scientifique et littéraire qui servait de référence à toute la communauté musulmane
Cet héritage englobe la loi islamique (chari’a), l’héritage livresque et la tradition populaire transmise en terre d’islam de génération en génération. La production des quatre écoles juridiques (malékite, hanéfite, chaféite et hanbalite) rentre dans ce cadre même si le rite malékite caractérise le Maghreb de façon général
Le ‘‘Tourath’’ désignait ainsi tout ce que les savants musulmans ont laissé à partir des débuts de l’islamisation. Il réunissait, depuis longtemps dans la tradition islamique, les trois éléments qui le définissent aujourd’hui ; à savoir :
(1) un héritage qui nous est légué par nos ancêtres, (2) qu’il faut conserver et transmettre aux générations futures (3) en raison de ses valeurs scientifiques, historiques et sociales.
La transmission se passait généralement par enculturation : de façon orale en ce qui concerne le patrimoine ou la culture populaire et par des écrits en ce qui concerne le patrimoine ou la culture savante. Le « tourath » renferme donc une dimension sociale relative aux contextes et aux modes de vie de la communauté musulmane et constitue l’espace-miroir qui les reflète
Durant cette période dominée par la prééminence du legs islamique (oral et écrit), le patrimoine avait une valeur incontournable auprès de la société savante en raison de sa force argumentaire puisqu’il permettait de privilégier l’avis d’un courant sur l’autre ou d’une tendance sectaire sur l’autre. En effet et à la lumière de ce qui est connu dans la tradition prophétique et dans le ‘‘tourath ’’ islamique en général, des réponses à des questions peuvent être apportées par analogie à d’autres situations connues dans l’histoire. Des problèmes peuvent donc être résolus ce qui valorise davantage les témoignages laissés par les générations précédentes. C’est l’une des raisons qui ont favorisé la préservation méritée de cet héritage puisqu’il servait comme base à la protection des traditions de la communauté musulmane, à l’enrichissement des débats internes et au développement du savoir
Cette dimension immatériel du patrimoine (scientifique et littéraire) au Maroc (et dans le monde musulman) nous permet d’avancer l’idée que le patrimoine au Maroc se manifestait davantage dans une dimension scientifique et dans une tradition religieuse avant d’être incarné, par la suite dans des vestiges matériels. Cette situation va durer jusqu’à l’instauration du protectorat français et espagnol en 1912. En fait, à partir de cette date, un tournant sera marqué par l’attention portée à la dimension matérielle des vestiges et leurs valeurs historiques et civilisationelles
'Tournant colonial et matérialité du patrimoine au Maroc'
La deuxième phase de l’histoire du patrimoine marocain (1912-1956) est marquée par le déplacement des valeurs de l’immatériel vers le matériel, du social à l’architectural. En effet, si le « Tourath » avait antérieurement un rôle social en étant un repère permettant à la communauté musulmane de s’orienter, de trouver des réponses à ses questions dans sa tradition patrimoniale, ce sont les monuments de l’architecture et les vestiges matériels qui vont acquérir plus d’importance au détriment du legs islamique immatériel et des valeurs sociales ancestrales
L’intérêt sera ainsi donné par l’administration coloniale aux bâtiments, aux traces matérielles et aux vestiges archéologiques. Afin de garantir la protection des monuments et des médinas, le protectorat français avec à sa tête le général Hubert Lyautey comme Commissaire Résident général, crée le service des Beaux-Arts, Monuments historiques et Antiquités dont le chef et son adjoint sont deux artistes peintres : Maurice Tranchant de Lunel et Joseph de la Nézière. [3]
Orientaliste, Lyautey est touché par la beauté du Maroc qui est un pays encore préservé. Les architectures et les villes gardent leurs caractéristiques des siècles antérieurs [4]
Dès l’instauration du protectorat français et espagnol en 1912, un intérêt est manifesté pour les vestiges archéologiques, architecturaux, artisanaux et urbains du passé ce qui témoigne d’un premier élargissement de la notion du patrimoine au Maroc et son orientation de la dimension livresque et orale vers des aspects matériels. Les immeubles, les inscriptions, les objets d’art et d’antiquités et les fouilles ont fait l’objet d’un premier Dahir chérifien, du 29 novembre 1912, relatif à la conservation des monuments historiques et des inscriptions historiques. D’autres dahirs sont venus s’ajouter à ce premier comme le r Dahir du 13 février 1914 relatif à la conservation des monuments historiques, des inscriptions et des objets d’art et antiquités de l’Empire Chérifien, à la protection des lieux entourant ces monuments, des sites et des monuments naturels.
La législation et l’approche coloniales concernant le patrimoine sont restées marquées par cette intérêt pour les biens meubles et immeubles qui font patrie du patrimoine culturel matériel. Cette tendance sera confirmée même au niveau international après la création de l’Unesco. Cette organisation prendra en charge la mise en valeur d’une politique internationale en faveur de la protection du patrimoine matériel des peuples.
'Patrimoine marocain et accès à l’universalité unesquienne'
La troisième phase de l’histoire de la notion du patrimoine au Maroc correspond à l’époque postcoloniale imprégnée de l’adhésion à l’universalité unesquienne étant donné que l’Unesco est devenu l’interlocuteur des différents pays en matière de protection et de gestion du patrimoine. Dans les années 1950, le Maroc n’avait pas encore acquis son indépendance afin d’adhérer à des conventions internationales comme : La convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé qui a été adoptée à La Haye (Pays Bas) en 1954 [5] à la suite de la destruction massive des biens culturels pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette convention a été suivie de Recommandation définissant les principes internationaux à appliquer en matière de fouilles archéologiques 5 décembre 1956
Après son indépendance, le Maroc est resté ouvert aux propositions mondiales. Il avait ratifié le 28 octobre 1975 la convention concernant la protection du patrimoine mondial en 1972 , ce qui lui a permis d’inscrire sa première ville sur la liste du patrimoine mondial : la médina de Fès. Si cette convention était ratifiée juste après trois ans de son adoption, il fallait attendre, en revanche, plus de trente années avant que le Maroc ratifie une précédente convention unesquienne, et de capitale importance pour son patrimoine ; à savoir : la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels(1970). (Ratifiée le 03 février 2003) [6]
Sur le plan interne, le Maroc renforce son arsenal législatif en adoptant la loi 22/80 relative relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des Inscriptions, des objets d’art et antiquités (promulguée par le Dahir du 25 décembre 1980) [7]
Les Etats membres de l’Unesco ont adopté plusieurs conventions dans le domaine de la culture et du patrimoine et qui touchent au patrimoine culturel et naturel, mobilier et immobilier, matériel, immatériel ainsi que la diversité des expressions culturelles. Des organisations internationales ont été créées avant et après la naissance de l’Unesco en permettant de soulever des questions relatives au patrimoine bâti et aux objets de valeur historiques et anthropologique (ICOM, ICOMOS, UICN) [8] [9] [10]
Par la ratification de plusieurs conventions de l’Unesco, le patrimoine marocain a pu donc accéder à l’universalité par l’inscription de plusieurs sites sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Par la suite et après la ratification de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, plusieurs pratiques immatérielles sont inscrites sur la liste indicative et un site (danse Taskiwin) est inscrit sur la liste du patrimoine en danger
Ainsi et en plus de la législation coloniale, le Maroc a adhéré aux conventions internationales en matière de protection, de mise en valeur et de transmission du patrimoine culturel. Les nouveaux concepts unesquiens (de bien culturel, de patrimoine culturel, naturel, subaquatique, immatériel et de paysages culturels) sont intégrés aujourd’hui dans le champ patrimonial marocain. Le Maroc adopte des politiques du patrimoine qui s’inscrivent dans le cadre des directives de l’Unesco ce qui a donné à cette notion une unanimité internationale
D’après les conventions de l’Unesco, on peut constater que le patrimoine est un ensemble de traces meubles et immeubles, tangibles et intangibles, urbaines et rurales, archéologiques et ethnographiques, nous pouvons constater que les vestiges mis au jour à travers les fouilles, les paysages architecturaux, les productions littéraires et linguistiques. On parle ainsi de :
Le patrimoine culturel (matériel/ immatériel)
Le patrimoine religieux
Le patrimoine architectural
Le patrimoine historique et archéologique
Le patrimoine ethnologique
Le patrimoine industriel
Le patrimoine artistique
Le patrimoine documentaire
Le patrimoine bibliographique/ linguistique
Le patrimoine rural/ urbain
Le patrimoine maritime
Le patrimoine mondial
'Patrimoine et enjeux identitaires contemporains'
Le Maroc se considère parmi les rares pays ayant des témoignages archéologiques, historiques, naturels, ethnographiques et artistiques très riches en enseignement et très diversifiés en formes, en époques et en provenances. Le sol marocain regorge de vestiges archéologiques qui remontent à différentes périodes; de la préhistoire à l’époque islamique. Le pays Le Maroc est riche de son histoire et des monuments qui s’érigent comme les témoignages des nombreuses civilisations qui y ont vécu. [11]
Quant au savoir-faire de ses hommes et de ses femmes, il continue, jusqu’à nos jours, d’impressionner par des productions artistiques spectaculaires et par des pièces artisanales extraordinaires (art de la céramique, du tissage, du zellige, du livre, sculpture de bois et du plâtre, dinanderie, maroquinerie etc.). La quatrième phase est marquée par les défis de conservation, les enjeux du développement et le questionnement identitaire. A cela s’ajoute la considération du patrimoine comme un levier du développement, son partage entre différentes institutions et la diversité de ses acteurs.
La notion du patrimoine au Maroc intègre ainsi des biens culturels et naturels, matériels et immatériels, anciens et modernes, savants et populaires, officiels et vernaculaires. Même la sémantique du terme, elle est devenue plurielle en englobant un ensemble de traces et de pratiques culturelles. Ce champs se trouve, aujourd’hui, enrichi d’une fortune locale et régionale servant comme substrat, un legs méditerranéen servant comme substance et un apport mondial servant comme strate
Références
- ^ Voir la conférence de Mohamed Lazhar: Patrimoine et diversité culturelle au Maroc: https://www.youtube.com/watch?v=BDNzuMUfxIo
- ^ https://whc.unesco.org/archive/convention-fr.pdf
- ^ Voir à ce sujet: https://journals.openedition.org/lha/130?lang=fr
- ^ Voir Mylène Théliol, Le Service des beaux-arts, antiquités et monuments historiques, clef de voûte de la politique patrimoniale française au Maroc sous la résidence de Lyautey (1912-1925, Outre-Mers. Revue d'histoire Année 2011 370-371 pp. 185-193 (https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2011_num_98_370_4545)
- ^ Voir: https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/INTRO/400
- ^ Voir: https://fedlex.data.admin.ch/filestore/fedlex.data.admin.ch/eli/cc/2004/357/20080206/fr/pdf-a/fedlex-data-admin-ch-eli-cc-2004-357-20080206-fr-pdf-a.pdf
- ^ Voir: http://aut.gov.ma/pdf/Loi_n_22-80_relative.pdf
- ^ Voir pour l'ICOM: https://icom.museum/fr/
- ^ Voir pour l'ICOMOS: https://www.icomos.org/fr
- ^ Voir pour l'UICN: https://www.iucn.org/fr
- ^ Voir: https://www.yabiladi.com/articles/details/53801